Retour sur la Résidence de traduction Glassco à Tadoussac
Bobby Theodore
Dramaturge-traducteur et hôte de la Résidence de traduction Glassco à Tadoussac
Telle les abeilles qui bourdonnent dans le jardin fleurissant du Chalet Fletcher, la Résidence a cette année permi toute une pollinisation croisée puisque nous accueillions des spécialistes en dramaturgie et en traduction d’origine innue, pakistanaise-canadienne musulmane queer, tamoule-canadienne, francoquébécoise, angloquébécoise et argentine. Les pièces de théâtre à traduire traitaient de sujets variés, dont les conséquences de la guerre civile au Sri Lanka, la perversion de l’art contemporain par les intérêts des entreprises, l’intersection des identités queer et islamique et de la façon de parler de la vie aux tout-petits. Les discussions qui ont lieu à Tadoussac sont toujours inspirantes et passionnantes, mais une réorientation fondamentale a eu lieu cette année qui a provoqué de nouveaux échanges qui auront sans doute des retombées pendant bien des années.
La traductrice innue Joséphine Bacon a donné le coup d’envoi de la Résidence en partageant sa reconnaissance profonde et très émouvante de la terre non cédée sur laquelle le Chalet Fletcher a été construit. C’était un véritable cadeau de l’entendre parler de Tadoussac, de sa nation et de ses rapports historiques avec le Saguenay et la Côte-Nord. Elle est venue à Tadoussac pour travailler sur la pièce de Jasmine Dubé, Marguerite. Marguerite est une pièce chorale qui raconte toute l’histoire de la vie d’une femme, du moment de sa naissance jusqu’à sa mort. Jasmine a décidé d’écrire Marguerite, pièce pleine de poésie qui coule telle une rivière, après avoir eu l’idée de créer du théâtre pour les tout-petits. Au sein de Marguerite, elle partage son amour de la langue et du jeu par le biais d’histoires simples et évocatrices. Après avoir interprété cette œuvre en français pendant une dizaine d’années, Jasmine a décidé qu’elle voulait essayer de la présenter en tournée dans les petites communautés du Nord du Québec. Suite à une discussion avec Joséphine au sujet de la traduction de la pièce, les deux ont convenu que cela représenterait une merveilleuse occasion de renforcer la langue innue et de permettre aux tout-petits (et même à leurs parents) d’apprendre la langue par le biais d’une expérience théâtrale, entourés d’autres bébés et de leurs parents. Le principal défi auquel Joséphine a dû faire face était que la langue innue dispose de beaucoup moins de mots que le français. Ainsi, à l’occasion, elle a dû utiliser plusieurs mots pour décrire un mot français lorsqu’il n’y avait pas d’équivalent en innu. C’était merveilleux de voir Jasmine et Joséphine forger un lien profond à la Résidence, même si elles ne s’étaient jamais rencontrées auparavant. Jasmine a également pu profiter de la présence de Joséphine à la Résidence pour développer sa nouvelle pièce de théâtre pour adultes (sa première !), Lascaux, et les conversations qu’elles ont eues ensemble a même mené Jasmine à supprimer une péripétie centrale de l’histoire après s’être rendue compte que celle-ci était issue d’un mythe autochtone que l’artiste s’était appropriée.
Alexis Martin, qui participait à la Résidence pour la première fois cette année, est venu à Tadoussac pour travailler avec le dramaturge Michael Mackenzie sur une traduction d’Art Object, la suite de la pièce de Michael intitulée Instructions pour un éventuel gouvernement socialiste qui souhaiterait abolir la fête de Noël, qu’Alexis avait également traduite. Art Object, dont la première est prévue au Théâtre d’Aujourd’hui en 2020, est une pièce satirique au sujet de la relation souvent amorale et complexe entre l’Art avec un grand A et la haute finance. Dans sa traduction de la pièce, Alexis s’est appuyé sur sa connaissance préalable des personnages et de l’univers de Michael, ainsi que sur sa propre expérience à titre de comédien. Pendant la résidence, Alexis a parlé du besoin qu’il ressent de trouver le « souffle » de chaque œuvre qu’il traduit. Jusqu’à ce qu’il trouve en trouve le souffle, jusqu’à ce que le texte soit jouable, il n’est pas satisfait de son travail. Il utilise une approche plus libérale et créative de la traduction théâtrale, qu’il exerce avec la bénédiction enthousiaste de Michael. Chaque jour, les deux vieux amis et collaborateurs allaient faire de longues randonnées au cours desquelles Alexis posait toutes les questions qui lui étaient passées par la tête lors de la séance de travail du matin. Plus tard dans la résidence, lorsque le traducteur argentin Jaime Arrambide est arrivé pour travailler sur sa version espagnole latino-américaine de la première pièce de Michael, Instructions pour un éventuel gouvernement socialiste qui souhaiterait abolir la fête de Noël, les trois artistes ont échangé des stratégies et des idées pour améliorer leurs nouvelles versions. Pendant la résidence, Jaime est tombé amoureux d’Art Object et se sent maintenant obligé de traduire cette pièce. Jaime nous a parlé du milieu théâtral plein de vie à Buenos Aires ainsi que des défis que représente la mise en scène d’œuvres traduites. Pendant qu’Alexis et Jaime travaillaient sur les traductions de ses pièces, Michael a profité de la résidence pour faire avancer ses nombreux projets en cours de rédaction.
Dushy Gnanapragasam est venu à la Résidence pour traduire en tamoul la pièce de Suvendrini Lena, The Enchanted Loom. The Enchanted Loom est un drame envoûtant qui porte sur une famille tamoule canadienne qui se retrouve aux prises avec des traumatismes au lendemain de la guerre civile au Sri Lanka. Les multiples niveaux de langue de la pièce représentaient un grand défi pour Dushy, car l’écriture de Suvendrini est à la fois poétique, lyrique et médicale tout en incorporant des influences tamoules. Bien que cette équipe travaillait sur cette traduction depuis déjà trois ans, la Résidence représentait la première fois qu’ils avaient pu se consacrer entièrement au processus. En travaillant avec Dushy à Tadoussac, Suvendrini a découvert qu’il y avait des éléments de la pièce, son premier scénario, qu’elle désirait retravailler ou alors couper. C’est souvent le cas à Tadoussac, car le processus de traduction permet dans bien des cas d’améliorer l’œuvre originale. Une fois la version tamoule terminée, Suvendrini et Dushy ont travaillé jour et nuit sur une nouvelle version bilingue (tamoule/anglaise) de la pièce, se précipitant pour la terminer avant de retourner à leurs vies très occupées. Pendant son séjour au Chalet Fletcher, Suvendrini a souvent répété que c’était la version de la pièce qu’elle avait « toujours rêvé » de créer. Bien que The Enchanted Loom sera présenté pour la première fois à Toronto en tamoul au cours de la prochaine année, il est souvent difficile de trouver les moyens et le temps de traduire des pièces de théâtre pour les communautés qui n’appartiennent pas à la soi-disant culture dominante. Au cours de nos discussions de fin d’après-midi, nous avons parlé de l’importance de garder à l’esprit qu’il y existe des besoins en traduction autres que de l’anglais vers le français dans ce pays, afin de mieux répondre aux besoins des nombreuses communautés qui veulent s’entendre et se voir reflétées sur scène.
Cette année, Olivier Sylvestre est revenu à Tadoussac, cette fois à titre de traducteur, pour travailler avec le dramaturge Bilal Baig sur sa pièce Acha Bacha. Puisque Acha Bacha était écrite pour s’adresser spécifiquement aux Pakistanais musulmans d’orientation queer, la traduction de cette pièce vers le français pour un public québécois a posé plusieurs défis. Acha Bacha raconte l’histoire d’un Pakistanais musulman queer vivant à Mississauga (une grande banlieue de Toronto) qui est hanté par un souvenir traumatisant la veille du départ de son amoureux pour un pèlerinage au Moyen-Orient. Olivier a songé à transplanter cette histoire à Montréal, mais il a exprimé des préoccupations quant à ce choix. Son enquête a été l’occasion d’une discussion merveilleuse et animée pendant nos réunions de fin de journée. Comment un Canado-pakistanais musulman queer parle-t-il en français ? Est-ce qu’il sonne québécois lorsqu’il emploie, comme le dirait Olivier, « ma langue » ? Olivier a expliqué qu’il n’y a pas beaucoup de pièces québécoises de langue française destinées aux communautés sud-asiatiques, sans parler de l’expérience pakistanaise, musulmane et queer – ce qui l’a inspiré à traduire cette pièce. Suivant les conseils du groupe ainsi que son instinct, Olivier a décidé de garder le déroulement de l’histoire à Toronto et de conserver tout l’ourdou parlé au cours de la pièce. Olivier s’est rendu compte qu’il fallait être à l’écoute des intentions de Bilal plutôt que de simplement traduire la pièce pour qu’elle soit acceptable pour un public québécois francophone. Il a dû trouver d’autres moyens de maintenir la spécificité culturelle de l’histoire tout en gardant l’auditoire engagé avec ce contenu qui pourrait leur être un peu moins familier. Ce n’était pas une mince affaire. À la fin de la résidence, Bilal semblait extrêmement honoré d’avoir traversé ce processus et il ressentait une énorme confiance envers l’expertise d’Olivier pour assurer la traduction de sa toute première pièce – un résultat direct de la proximité que les deux artistes avaient pu soutenir au Chalet Fletcher.
Comme à chaque année, il est difficile de résumer tout ce qui s’est passé pendant la résidence de cette année. Il y a des aspects intangibles : la confiance accrue que les résidents gagnent au fil du temps passé à la résidence ; les nouveaux rapports créatifs qui se tissent ; la validation qu’ils ressentent tous ; les moments importants de naissance et de renaissance créatives…… Il y avait aussi des bains du midi (en l’honneur de Bill qui nageait tous les jours), un voyage au Cap-de-Bon-Désir sans apercevoir une seule baleine, des débats houleux sur l’appropriation culturelle, et – dépendamment de la pièce dans laquelle on entrait – un flot constant de tamoul, d’innu, de français, d’espagnol, d’ourdou et d’anglais. Comme toujours, la présence accueillante et joyeuse de Briony Glassco a contribué au ton positif de notre merveilleux séjour de dix jours dans la maison magique de sa famille.
PWM tient à remercier la Fondation Cole et la famille et les amis de Bill Glassco, qui ont une fois de plus permis le déroulement de cette résidence.